N'en jetons presque plus ! Trions, reprenons, détournons.
L'essentiel est presque bien dit et redit, en long, en large...
Reprenons serré, de travers, à travers.
Par les moyens d'avenir du présent. Pour le présent de l'avenir.
(OTTO)KARL

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2010-04-22

intracession

Finalement, personne ne peut tirer des choses, y compris des livres, plus qu'il n'en sait déjà. Ce à quoi l'on n'a pas accès par une expérience vécue, on n'a pas d'oreilles pour l'entendre.
(F.N. - EH 3§1)

Comprendre vraiment, c'est avoir déjà compris.
(O.k.)

... chaque fois qu’on ouvre un grand philosophe, on s’aperçoit qu' (...) il parle de très peu d’auteurs, d’abord. Et ensuite, ceux dont il parle, c’est pas tellement sûr qu'il les ait lus — c’est pas son problème. Alors, si vous y réfléchissez (...) c’est grotesque cette idée qu’on puisse emprunter des idées à un livre.  (...) dès qu’on se lance dans cet élément, c’est curieux, on entre dans un élément qui est complètement inconsistant... Vous savez, moi je crois que les livres, ça sert à tout sauf précisément à leur emprunter des idées. Je sais pas à quoi ça sert ! Mais ça sert à quelque chose, ça sûrement. On peut emprunter à un livre, tout ce qu’on veut (...), mais on peut pas lui emprunter la moindre idée ! Ça va pas, ça... Le rapport d’un livre avec l’idée c’est quelque chose de tout à fait différent.
Alors dans le cas de Spinoza, on peut toujours trouver une tradition dans la philosophie du livre : ah oui, bon, elle se continue et passe par Spinoza, tout ça... Mais, en un sens, il emprunte rien... rien, rien, rien... (...) un philosophe il a une intuition, et qui cesse pas d’essayer de l’exprimer, quoi... (...) c’est vrai aussi de la musique...
(G.D.)

Il faudra attendre longtemps avant de connaître la vérité sur l'apparition de cet astre imprévu que constituent Les Demoiselles d'Avignon. Il est convenu que l'art nègre a fourni à Picasso la matière de sa « révolution ». Il n'existe pas moins de trois versions concernant sa découverte de cet art et de ses conséquences convulsives sur la version ultime du « grand tableau ».
(...) La version de Picasso lui-même ne survient qu'en 1937. C'est André Malraux qui la reçoit, interrogeant le peintre alors que celui-ci achève ce chef-d'œuvre : Guernica. Mais trente-sept ans nous séparent encore de la révélation, par l'écrivain, de ce témoignage de Picasso. (...)
Comment le créateur des Demoiselles d'Avignon découvrit-il l'art nègre ? Sans témoin ni interprète! Il pénètre dans le musée ethnographique du Trocadéro - qui ne s'appelle pas encore musée de l'Homme - pour la première fois un jour de l'année 1907.
« Quand je suis entré au Trocadéro, c'était dégoûtant. Le marché aux Puces. L'odeur. J'étais seul. Je voulais m'en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J'ai compris que c'était important : il m 'arrivait quelque chose, non ?
« Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Égyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous en étions pas aperçus. Des primitifs, pas des magiques. Les Nègres, ils étaient des intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps-là. Contre tout, contre des esprits inconnus, menaçants. Je regardais toujours les fétiches. J'ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c'est inconnu, c'est ennemi. Tout ! pas les détails ! les femmes, les enfants, les bêtes, le tabac, jouer... Mais le tout ! J'ai compris à quoi elle servait, leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça, et pas autrement ? Ils étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, ça n'existait pas. Sûrement, des types avaient inventé les modèles, et des types les avaient imités, la tradition, non ? Mais tous les fétiches, ils servaient la même chose. Ils étaient des armes pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l'inconscient (on n'en parlait pas encore beaucoup), l'émotion, c'est la même chose. »
Puis cette phrase clé : « J'ai compris pourquoi j'étais peintre. »
Puis, tout de suite après : « Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d'Avignon ont dû arriver ce jour-là, mais pas du tout à cause des formes : parce que c'était ma première toile d'exorcisme, oui ! »
Pas les formes, pas les masques façon Vlaminck ou Matisse ou façon Braque dont Picasso dit alors : « C'est aussi ça qui m'a séparé de Braque. Il aimait les Nègres, mais, je vous ai dit : parce qu'ils étaient de bonnes sculptures.» (...)
Non, pas les formes, les masques, les bonnes, les belles sculptures ! Mais ce qui se passe sous les formes, sous les masques ! L'esprit, pas la matière, l'invisible plutôt que le visible. Déjà en 1923, Picasso avait déclaré : « Les statues africaines qui traînent un peu partout chez moi sont plus des témoins que des exemples. »
Alors, Picasso va à son tour exorciser ses propres démons, en donnant sa pleine mesure au « grand tableau ». Il livre une guerre d'indépendance, de libération, contre l'ennemi intérieur ! Il exorcise sa hantise de la maladie, laquelle peut-être transmise par Ie sexe ! Les Demoiselles, on le sait, sont une scène de bordel ! À Françoise Gillot, une de ses femmes, et au grand critique américain William Rubin, il dira, précisant encore ce qu'il avait dit à Malraux :
« Et alors, j'ai compris que c'était le sens même de la peinture », à propos de sa visite au musée du Trocadéro.
(...) il est profondément agacé par la rumeur selon laquelle il aurait copié les formes quand c'est l'esprit des formes qui l'avait touché ! (...)
(...) que le « grand tableau» soit terminé ou non à l'époque où Picasso entre dans le musée du Trocadéro, cela ne change guère. Si le tableau est achevé, Picasso comprend mieux ce qui l'a animé alors qu'il le peignait - passant en quelque sorte de l'inconscience à la conscience de son acte d'exorcisme. Si le tableau est en cours, sa découverte de l'art primitif vient appuyer ses convictions intimes, l'aide à franchir les derniers obstacles. Dans les deux cas, il ne copie pas, n'emprunte pas des formes. Advient au contraire ce qu'il porte déjà lui-même en germe. Car on ne fait pas une rencontre avec l'invisible si l'on n'est pas soi-même concerné !
(...) Daniel-Henry Kahnweiler (...) confirme que la rencontre avec l'art primitif de ses amis cubistes ne constitua aucunement « une simple délectation esthétique », et qu'ils ne se contentèrent jamais d'« imiter le seul aspect de ces sculptures ». Il tient à rappeler qu'il ne s'agit pas d'un emprunt formel.
« Il me faut, écrit-il, m'inscrire, une fois de plus, en faux contre la thèse d'une influence directe de l'art africain sur les deux peintres cubistes d'alors, à savoir Picasso et Braque. Il s'agit d'une convergence. » Quel mot clé ! Kahnweiler précise : « Les peintres cubistes se sentaient encouragés dans leurs travaux par l'existence d'un art qu'ils devinaient frère. »
(J.-P.B.)

cf. compris c'est compris